David Lan-Bar
1960 n° 728 101 x 136 x 4 cm
UNE PEINTURE JUSTE
Le texte qui suit a pris naissance dans ce premier regard
sur une toile de Lan-Bar : impression immédiate d'intense
vérité, de justesse plastique et de force révélée.
Certains êtres ont toutes les bonnes raisons de ressentir
le destin comme injuste, avec qui ou contre qui la violence,
la lutte avec anges et démons est quotidienne.
Pour ceux qui n'ont pas quitté leur lieu de naissance,
il est toujours fascinant d'observer ces vies déplacées
sous la main terrible des dieux : de Moïse à Ulysse
les exemples abondent. Aujourd'hui les voyages, l'exil et la
recherche d'un " lieu où reposer sa tête "
sont monnaie courante.
Lan-Bar quitte sa Pologne natale où sévit un
antisémitisme catholique, primaire et violent. Il arrive
en Palestine : il a vingt-deux ans. Il va se heurter aux Anglais,
protestants et colonisateurs. Pendant la guerre et tout juste
après ses portraits peuvent se comparer - quant au thème
de la persécution - aux Otages de Fautrier. L'état
d'Israël douloureusement accouché, à peine
reconnu, voilà qu'il part à nouveau pour trouver
dans le Paris d'après-guerre le milieu de l'art où
les coups sont plus sournois encore, plus insidieux et traumatisant
en profondeur.
Comment ne pas lire ses tableaux comme les traces, toile
sur toile, de ses combats, de sa défense passive et active,
de son salutaire besoin de survie par l'épée pourfendant
la couleur, superposition du labyrinthe de son destin par les
coups répétés de sa lame, de son énergie.
Certains critiques ont souvent associé son art à
celui de quelques peintres de son époque : on n'échappe
ni à sa biographie ni à la peinture de son temps.
Il est vrai aussi que la sensibilité artistique de l'après-guerre
européen et occidental est à la gravité
et toute cette explosion d'un expressionnisme, abstrait lyrique
ou méditatif n'est qu'un vaste repli sur soi - peut-on
faire autrement après le traumatisme des deux guerres
mondiales ? - où le combat continue, cette fois contre
soi-même.
Cette flagellation systématique et réitérée
de la couleur que Lan-Bar nous donne à voir est bien le
signe de la recherche sacrée de l'être dans le champ
clos de lui-même, pourchassé-pourchassant, dévoré
par l'idée de perfection, de sublime et conscient de ses
tristes limites.
L'immense paradoxe de la peinture de Lan-Bar réside dans
la sensation troublante et le sentiment convaincu que cette oeuvre
faite de violentes gesticulations apporte la paix et exhale un
parfum de sérénité conquise, que ces toiles
maculées, désordonnées et délirantes
suggèrent au regard et à la pensée l'idée
d'une peinture juste, inventive, libre.
Le recouvrement des versets par les versets, des couleurs
par des couleurs, c'est le chemin vers une vérité,
vers une justesse, vers une droiture, un redressement, une élévation
toujours inachevée.
Les saints sont soumis à un jury ecclésiastique
qui les proclame tels et les désigne à la vénération
de l'ensemble des fidèles. Les justes sont une autre manière
de saints proclamés par un autre jury mais dans un état
d'esprit similaire : celui de la reconnaissance et de la proposition
à l'exemple de l'humanité entière.
Roger Caillois écrit en 1946 dans Vocabulaire esthétique
: "Il s'agit pour l'art, dans un même mouvement, de
fuir la vie et d'entrer avec elle en concurrence". La fuite
et l'affrontement ont caractérisé la vie et l'oeuvre
de David Lan-Bar. Chaque regard sur les oeuvres de ce peintre
solitaire et solidaire des souffrances de son temps apporte la
preuve que la nécessaire lutte avec l'Ange conduit vers
ce doux frémissement de la lumière et de la paix.
Il est finalement peu important de savoir comment la peinture
de Lan-Bar s'élabore, par strates, par éventrements,
par repentirs, par recouvrements, par biffures, griffures, tout
le fourbi que chaque peintre trimbale avec lui ! Peu important
d'analyser les structures de la surface, ces labyrinthes stables
conséquence d'hésitations forcenées ! Peu
important d'étudier la palette brute de tous les tons
employés puisqu'en définitive l'ardent résultat
fait bloc pour agripper le regard et ne plus le lâcher
jusque dans les replis les plus intimes de nos réseaux
de neurones où se fatigue notre plaisir, notre contentement,
la plénitude de notre extase apaisée.
Chaque jour l'artiste fait l'invention de sa solitude et
l'invention de sa liberté. Pour Lan-Bar comme pour les
autres, son atelier est à la fois l'espace ouvert sur
l'infini du geste dans la couleur mais aussi le champ clos, l'enfermement,
la prison. Singulière prison où le détenu
est roi. Temple et ghetto où s'accomplit le mystère
de l'être et de sa création.
Cantillation quotidienne, méditation in fine malgré
les torturantes reprises acharnées à interroger
l'absolu, la peinture de Lan-Bar est rituelle, liturgique et,
comme l'écrit Sioma Baram, "un art qui engendre le
pressentiment ", la proximité d'une révélation,
de LA Révélation.
Ouvrons les Ecritures, Exode III :
"Et Moïse faisait paître le bétail
de Jéthus, son beau-père, sacrificateur de Madian.
Et il mena le troupeau derrière, et il vint à la
montagne de Dieu, à Horeb. Et l'Ange de l'Eternel lui
apparut dans une flamme de feu, du milieu d'un buisson à
épines ; et il regarda, et voici, le buisson était
tout ardent de feu, et le buisson n'était pas consumé.
Et Moïse dit : je me détournerai, et je verrai cette
grande vision, pourquoi le buisson ne se consume pas. Et l'Eternel
vit qu'il ne se détournait pas pour voir : et Dieu l'appela
du milieu du buisson et dit : Moïse ! Moïse ! Et il
dit : me voici. Et il dit : "N'approche pas d'ici ; ôte
tes sandales de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens
est une terre sainte.".
Le buisson ardent de la peinture est toujours un espace sacré.
André-Pierre Arnal